Denis de Rougemont L’Europe des Régions

Concept des régions chez Denis de Rougemont

 

C’est surtout à partir des années 60 que Denis de Rougemont développe considérablement ses thèses sur les régions en montrant leur importance dans l’optique d’un renouvellement du fédéralisme européen. Il dégage une vision originale du concept, que nous allons présenter par touches successives.

I – Les éléments qui influèrent sur sa prise de conscience du fait régional

Trois éléments semblent avoir influencé Denis de Rougemont dans sa perception du phénomène régional. Il s’agit d’abord des idées discutées au sein des mouvements personnalistes, et plus spécialement du groupe L’Ordre Nouveau, qui mettaient l’accent sur un fédéralisme ayant pour base des communautés de taille réduite (ils étaient en cela les héritiers directs de Proudhon, 1809-1865). Le deuxième élément provient de son analyse du développement de la culture européenne, qu’il voit sous forme d’un réseau articulé autour de pôles urbains (voir Fédéralisme culturel, Neuchâtel, 1965).

Le troisième élément est l’émergence du régionalisme dans les années 1960 et, parallèlement, le nombre croissant de travaux scientifiques sur la régionalisation et sur l’aménagement du territoire. Le régionalisme d’un Guy Héraud ou d’un Robert Laffont se nourrit en effet, comme chez les fédéralistes, d’une critique de l’Etat centralisé.

Pendant ce temps, les travaux sur la régionalisation se développent. Ils sont marqués par le colloque de Bruxelles sur les économies régionales en 1961 et celui, auquel Rougemont participe en 1962, d’Aix-en-Provence sur l’idée de constituer des « Métropoles régionales ». Il y découvre des notions nouvelles qui feront progresser sa réflexion : parmi celles-ci, citons la « région fonctionnelle » des géographes et la « région nodale » des économistes, qui sont moins des découpages territoriaux à l’ancienne que la prise en compte de relations d’interdépendances entre des pôles urbains et leurs centres-relais, qui déterminent des aires d’influences « régionales » que l’on peut identifier pour chaque secteur d’activité.

II – Le rejet de l’Etat-Nation

La quête de Rougemont qui le conduit aux régions s’explique par sa conviction que toute tentative de construire quelque chose de neuf à partir des Etats-Nations est vouée à l’échec. C’est ainsi qu’il cherche un autre moyen.

« Si l’on veut unir l’Europe, il faut partir d’autre chose que de ses facteurs de division », écrit-il en 1968 (« Vers une Fédérations des Régions »). Dans la foulée, il critique ce qu’il appelle le « faux réalisme » qui consisterait à affirmer qu’il faut bâtir l’Europe à partir des réalités existantes, donc des Etats-Nations. Or, pour lui, c’est tout le contraire, car il n’y a pas plus grand mépris du réel que précisément l’Etat-Nation, entreprise utopique qui veut enserrer dans les mêmes frontières des réalités vivantes n’ayant pas de commune mesure. C’est pourquoi il le compare volontiers à un gigantesque « lit de Procuste ».

L’Etat-Nation est tour à tour trop petit ou trop grand pour saisir les problèmes de notre temps (critique qui remonte aux temps de L’Ordre Nouveau). En fait, il appartient à un autre âge : celui du néolithique, qui correspond à l’enracinement des sociétés agricoles rompant avec le nomadisme (voir Lettre ouverte aux Européens, 1970). Or, nos sociétés sont selon lui en train de sortir du néolithique, du fait que les réalités économiques, scientifiques et techniques sont essentiellement urbaines (pôles) et mobiles (il y a dans cette idée l’influence des géographes et des économistes mentionnés plus haut).

Vouloir démocratiser l’Etat-Nation, écrit-il dans L’avenir est notre affaire (1977), ce serait comme vouloir humaniser une chaîne de montage, alors que c’est la condition prolétarienne elle-même qu’il faudrait supprimer. Il faut donc plutôt essayer de le « désarticuler en tant qu’Etat, pour répartir les fonctions aux niveaux où elles sont requises ».

Mais il se rend compte parallèlement que la commune n’est plus un échelon adapté aux réalités d’aujourd’hui. Certes, elles demeure l’échelon de base de la participation civique, et la région devra donc en procéder. Mais nous constatons de nos jours une double évolution : alors que les villes tendent de plus en plus à devenir des mégalopoles ingérables, les communes rurales sont devenues trop petites pour rendre les services auxquels ont droit leurs habitants. La région se présente alors comme cette entité nouvelle qui, loin d’effacer les communes, devrait au contraire leur permettre d’agir avec plus d’efficacité. Elle est donc au service des autonomies locales traditionnelles, dont elle est une sorte de prolongement moderne.

Dotées par Rougemont d’un véritable potentiel révolutionnaire, (changer l’ordre des choses de l’Etat-Nation), les régions procèdent d’une réflexion dont les tenants et aboutissants sont bien résumés dans L’Un et le Divers (1970) : « Comment être assez grand pour être fort, tout en restant assez petit pour rester libre ? »

III – Les écueils à éviter

Rougemont n’a qu’à regarder autour de lui pour s’apercevoir que l’un des principaux obstacles à l’avènement des régions comme il les conçoit est le poids des mentalités. Il est ainsi amené à mettre en garde contre un double écueil.

1) Les régions ne doivent pas être des mini Etats-Nations

Dans ce cas, écrit-il dans L’avenir est notre affaire, la région serait « un pouvoir de plus, et non un service nouveau ». En 1969, il publie ainsi dans le Bulletin du Centre Européen de la Culture (Genève) un article intitulé tout simplement : « La région n’est pas un mini Etat-Nation ». Il y montre que cet « Etat-Nation réduit » aurait plus de chances de renforcer l’inquisition administrative que les libertés civiques !

Pensée dans les termes de l’Etat-Nation, la région ne représenterait de surcroît aucune authentique révolution. Elle ne ferait qu’ajouter un peu de désordre au désordre des Etats, et c’est dans ce sens-là – mais dans ce sens-là seulement – qu’il faudrait craindre que la région ne soit en Europe une source supplémentaire de balkanisation. Rougemont estime que ce risque (région « mini Etat-Nation ») est surtout présent dans les revendications à base ethnique (voir infra).

2) Les régions ne doivent pas chercher à avoir la mythique « taille européenne »

Rougemont prend ici le contre-pied d’un discours souvent entendu et qu’il attribue au Technocrate inconnu. Il le met en pièces dans L’avenir est notre affaire (pp. 314-316) en posant d’abord la question : « A-t-on exigé une taille européenne de nos Etats-Nations ? » Et il enchaîne : « Les Savoyards, les Alsaciens ou les Niçois se moquent bien que la région à laquelle on les a rattachés soit déclarée compétitive avec la Ruhr ». En effet, « une région, comme telle, ne sera jamais compétitive : l’adjectif ne saurait s’appliquer qu’à une firme ».

Son objection fondamentale sonne tout aussi à contre-courant aujourd’hui que c’était le cas hier : « Que Rhône-Alpes soit compétitif avec Rheinland-Westfalen intéresse peut-être quelques statisticiens à l’échelon national, mais ce qui intéresserait les hommes serait de pouvoir se prononcer sur les problèmes qui les concernent ».

IV – Les trois catégories de régions

Les « fausses régions » ayant été dénoncées, il reste maintenant à présenter celles sur lesquelles Rougemont base son projet d’Europe des régions.

Elles sont au nombre de trois, que nous rangeons ici par ordre croissant de puissance d’anticipation. (La typologie la plus explicite figure dans un article relativement tardif, paru au printemps 1979, dans le numéro 5 de la revue Cadmos (Genève), pp. 5-12 : « Ecologie, régions, Europe fédérée : même avenir ».

1) Les régions ethniques

Ce sont celles que l’on perçoit de la façon la plus évidente. Assez réticent devant le terme (aujourd’hui si populaire) d’ethnie, Rougemont commence par rappeler que c’est un peu un substitut du terme de « race », disqualifié depuis que l’on connaît les effets de l’idéologie nazie.

A l’instar d’un Guy Héraud, il remarque que, dans les nombreux paramètres qui constituent une ethnie, c’est la langue « qui prime évidemment dans l’esprit des contemporains ». Il ajoute : « Priver un homme de son dialecte, cette langue première, c’est en faire la victime de l’uniformité subie, de la banalité aisément exploitée, de la passivité civique, et de la servitude nationaliste » (L’avenir est notre affaire, p. 292).

Mais il s’interroge : « La revendication des ethnies sans Etat ne risque-t-elle pas d’aboutir, en cas de succès, à l’inverse des solutions préconisées par les fédéralistes ? » On mesure ainsi la distance qui sépare Rougemont de nombre de penseurs actuels s’inscrivant dans le prolongement d’un Guy Héraud et son Europe des ethnies (1963), même si l’on ne peut toutefois pas parler d’opposition, puisque Rougemont n’est pas hostile à la revendication ethnique en tant que telle. Tout au plus (mais c’est considérable) perçoit-il les dangers, pour la Personne, d’une définition de l’homme faite ici dans des termes essentiellement collectifs à travers la notion d’ethnie.

2) Les régions transfrontalières

Rougemont s’est très tôt intéressé aux contacts que les régions limitrophes d’une frontière nouent directement entre elles, sans passer par l’Etat central. Entamées dans les années 1960, ces coopérations transfrontalières se sont considérablement développées dans les décennies suivantes et ont notamment fait l’objet d’une Convention-cadre du Conseil de l’Europe, signée à Madrid en 1980.

Plus qu’aucun autre, Rougemont s’est attaché à montrer ce que ces coopérations souvent très terre à terre (travailleurs frontaliers, réseaux de transports, liens entre chambres de commerces, etc…) pouvaient avoir de séminal dans la perspective d’un nouvel ordre européen. Par-delà leur remise en cause de l’idée fausse qu’il existerait des frontières dites « naturelles », elles ont selon lui, à cause justement de leur caractère concret, la valeur d’une propagande par le fait en faveur de la construction européenne. Et Rougemont de montrer la portée de ces remises en cause de la sacralité des frontières par les populations locales pour résoudre des problèmes qui se posent directement à elles.

Il voit dans la multiplication de telles coopérations les signes d’une reprise en main, par les communautés humaines qui souffrirent le plus des divisions nationales, de leur destin. Et il le dit en soulignant toute leur importance et en insistant sur le sens qu’elle revêtent à plus longue échéance.

Les coopérations régionales transfrontalières se comptent aujourd’hui par dizaines en Europe. Mais il n’est pas sûr que toutes aient conscience de ce qu’elles pourraient représenter.

3) Les « espaces de participation civique »

Dans le cas des régions ethniques, Rougemont se base, avec plus de précautions que certains auteurs, sur un fait évident. Avec les régions transfrontalières, il révèle toute l’importance d’un phénomène encore embryonnaire à l’époque. Avec les « espaces de participation civique », il nous plonge dans ce qu’il estime être nécessaire pour que l’avenir soit véritablement « notre affaire ».

C’est en tant qu’espaces de participation civique que les régions participent pleinement, d’après Denis de Rougemont, d’une conception du pouvoir et de la société alternative à l’Etat-Nation, et au service de la Personne.

Elles sont le concept-carrefour de plusieurs idées dont Rougemont s’est fait le héraut.

D’abord l’idée de petitesse. Car ce que Rougemont appelle le « paradoxe » du fédéralisme veut que la force véritable soit dans le refus de la puissance, destructrice du civisme. On rappellera à ce sujet le mot de Paul Valéry : « La politique fut d’abord l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde. A une époque suivante, on y adjoignit l’art de contraindre les gens à décider sur ce qu’ils n’entendent pas. » Par son absence de gigantisme, la région redonne à ceux qui l’habitent la possibilité d’agir sur les problèmes qui les concernent directement et qu’ils comprennent. C’est donc un cadre essentiellement civique.

Ensuite l’idée d’autonomie, sans laquelle point de civisme, et qui implique qu’il faut toujours partir d’en bas. Loin d’être découpée d’en haut par les bureaux d’une capitale, la région conçue comme « espace de participation civique » se définit selon Rougemont comme une grappe de communes, c’est-à-dire par les communautés de base dont elle est au service. Il y a ainsi entre les communes et la région une relation de subsidiarité, la région étant l’instrument qui permet aux communes, devenues de nos jours trop petites, de continuer d’avoir les moyens, en se regroupant, de demeurer véritablement autonomes.

Il y a enfin l’idée de géométrie variable, tirée d’une définition non pas régalienne, mais fonctionnelle de l’idée de région. Il en découle la notion de réseau que Rougemont substitue à la hiérarchie traditionnelle des formes de pouvoir. Fonctionnalité : les régions sont le regroupement d’associations de communes vouées à des tâches matérielles spécifiques (gestion de l’eau, transports, ramassage scolaire, aménagement du territoire, bassin d’emploi…) Ces « services publics » sont créés par en bas, et non d’en haut par l’Etat. Géométrie variable : ces différentes tâches concernent évidemment, suivant les cas, un nombre de communes éminemment variable, donc des aires géographiques différentes, ce qui est la négation même de l’utopie stato-nationale du « lit de Procuste ».

« Aujourd’hui, il faut penser par problème, pas par nation. Les communes sont notamment libres d’adhérer, pour régler tel ou tel problème particulier, à la région fonctionnelle de leur choix (qui peut être une région transfrontalière). Serait-ce trop complexe ? Denis de Rougemont a cette réponse : la région, comme le réel, ne sera jamais assez complexe, alors que l’Etat-Nation ne sera jamais assez simplificateur. Il entrevoit néanmoins la nécessité d’un arbitrage politique et budgétaire entre toutes ces régions fonctionnelles grâce à un « Conseil régional » dont seraient membres les différentes associations fonctionnelles de communes présentes sur le territoire de la région (« La région n’est pas un mini Etat-Nation »).

Alternative à celle des Etats-Nations, l’Europe des régions se présente ainsi comme la réunion d’agences régionales spécialisées dans tel ou tel domaine (correspondant peu ou prou à des ministères) auxquelles s’ajoutent des régions politico-ethniques.

V – Que deviendront les nations ? Disparaîtront-elles ?

Pas forcément.

On peut en effet concevoir, entre les régions et l’Europe, un niveau intermédiaire qui serait constitué de fédérations nationales de régions. Mais celles-ci seraient formées de la réunion de régions qui, libérées de leur Etat-Nation décideraient, si elles le souhaitent, de renouer des liens politiques de type national, sans préjudice des liens économiques, culturels ou sociaux noués ailleurs. Là aussi règneraient donc le libre arbitre, la pluralité et la géométrie variable.

VI – Et les minorités ?

Le mot maintenant si répandu de « minorité » apparaît très rarement sous la plume de Denis de Rougemont. La raison nous semble devoir être trouvée dans son discours au congrès fondateur de l’Union Européenne des Fédéralistes (Montreux, août 1947) intitulé « L’attitude fédéraliste » . Le troisième principe du fédéralisme y est en effet énoncé comme suit : « Le fédéralisme ne connaît pas de problèmes de minorité. » Et l’auteur d’ajouter que le totalitarisme non plus, mais c’est parce qu’il supprime les minorités.

L’idée de minorité est pour Rougemont de l’ordre du quantitatif, et c’est ce qui le gêne, car c’est précisément selon lui le langage de l’Etat-Nation, où règne le principe majoritaire. Or le fédéralisme, lui, met l’accent – toujours selon Rougemont – moins sur la quantité que sur la qualité : peu importe qu’une communauté soit moins nombreuse, ce n’est pas une des qualités intrinsèques servant à la définir ! Car c’est sur cette base, et non celle du nombre, que le fédéralisme protège les prétendues « minorités » : pour leurs qualités irremplaçables.

Poser le problème en termes de « minorités », c’est demeurer dans la logique stato-nationale : soit la « minorité » est l’objet d’un discours condescendant, soit elle réussit à se poser comme contre-pouvoir, mais souvent alors avec des revendications stato-nationales.

François Saint-Ouen

Texte paru sous une forme légèrement différente dans :
L’Europe en formation, Nice, no 318 (automne 2000), pp. 53-60

Repères bibliographiques

Le seul opuscule à notre connaissance spécifiquement consacré au thème des régions dans la pensée de Denis de Rougemont est :
François Saint-Ouen, Denis de Rougement et l’Europe des Régions, Fondation Denis de Rougemont pour l’Europe, Genève. Texte en français, anglais, allemand. Deux rééditions depuis 1993 (la dernière en 1999).

Dans les ouvrages de Denis de Rougemont, on lira tout spécialement la « trilogie » sur les régions :
L’Un et le Divers, La Baconnière, Neuchâtel, 1970.
Lettre ouverte aux Européens, Albin Michel, Paris, 1970.
L’avenir est notre affaire, Stock, Paris, 1977.
Les deux premiers sont réédités dans les Œuvres complètes (O.C.), III (2) : Ecrits sur l’Europe, La Différence, Paris, 1994, respectivement aux pages 233-250 et 251-352.

Parmi les articles, dont certains sont très importants, retenons surtout :
« Au-delà des nations » (1967), O.C., pp. 160-165.
« Vers une fédération des régions » (1968), O.C., pp.210-223.
« Les résistances mentales à l’Europe des Régions » (titre original : « La région n’est pas un mini Etat-Nation ») (1969), O.C., pp. 224-231.
« Aspects culturels de la coopération transfrontalière » (1972), O.C., pp. 399-408.
« Stratégie de l’Europe des régions » (1974), O.C., pp. 465-476.
« Pourquoi des régions ? » (1975), O.C., pp. 523-529.
« Ecologie, régions, Europe fédérée : même avenir » (1979), O.C., pp. 684-688.